Est-ce que j'en voulais à Karl de m'avoir laissé en plan de cette façon ? Complètement. Bordel de merde ... Il aurait simple fallu qu'il m'envoie un message pour me dire qu'il se cassait pour faire le point et j'aurais été rassuré. Je ne me serais pas posé de questions et je ne me serais pas inquiété comme un putain de dingue. J'avais de nombreux ennemis. La puissance de ma magie de sang et mon travail au F.C.S. ayant été un véritable foutoir. J'avais dit à la dragonne que j'étais à la fois un atout, mais également un putain de problème. Ce n'était pas pour rien que je bossais en solo durant des années et que c'était parfait ainsi. Je laissais comprendre à Karl à quel point il avait été con. Honnêtement, ce qui se passait entre Lyanna et lui c'était de la merde en ce moment et je poussais un soupir alors qu'il me disait qu'elle avait tenté d'en finir avec ses jours.

- Je comprends ta blessure face à ses agissements, mais je sais que tu es plus fort que ça. Je n'ai pas réussi à garder en vie l'être le plus important de ma vie ...

Ce n'était pas une femme, mais mon familier était toute mon existence. Je me contentais de prendre une gorgée de café au whisky. Que l'on se le dise c'était réellement de la merde en ce moment. Je poussais un soupir alors qu'il me disait que je n'avais rien à voir avec cette histoire. C'était vrai que je n'avais rien à voir avec tout ça et je ne voulais pas avoir à voir avec tout ça. J'y étais mêlé malgré moi à cause de la demande de Lyanna et ce que j'avais appris.

- Heureux de te l'entendre dire. Maintenant ... Il faut vraiment que tu rentres. C'est important, même si je sais que tu n'en as pas réellement envie. Je vais rentrer avec toi et c'est tout. On peut rester quelques jours encore au pays de la pluie et du froid. Bordel t'es vraiment maso Karl ! Les Caraïbes sont vraiment mieux.

J'étais un homme du sud de par mes origines. Je tenais beaucoup plus de ma mère que de mon père. C'était ce qui faisait que j'étais si différent de mon grand frère et pourtant nous étions du même sang. Je me passais une main dans les cheveux avant de m'écraser dans le fond de ma chaise.

- Tu la bouffes ta barbotte morte ? Sérieux ça pue ce truc. Comment tu vas faire pour avaler un truc comme ça. Je suis trop mexicain pour aimer ce genre de plat.

Ça manquait d'épices clairement et de saveurs. J'allais vraiment me faire chier avant de rentrer au pays avec lui. Je continuais de fumer en soupirant. J'avais vrillé comme un con en prime avant qu'il ne disparaisse. Je m'étais isolé à cause de la mort de mon familier. Toujours un moment excessivement difficile pour moi cette période de l'année.

On aurait aisément pu trouver la réaction de Shawn excessive si nous n’avions pas toutes les données suffisantes pour comprendre. L’homme était blessé par Karl et son comportement. Avec du recul, Karl lui-même peinait à justifier sa conduite. Il savait mieux que quiconque à quel point il était difficile pour le rustre qui lui faisait face de se répandre en mots, autant qu’en démonstration de sentiments. En venant jusqu’ici, Shawn avait accompli bien plus qu’un petit effort. Et rien que pour ça, Karl se sentait obligé d’être sincère ; une façon pour lui de saluer la démarche de son comparse qui ; à n’en pas douter, bouillait sur sa chaise dans l’attente de quelques explications, en droit d’être réclamées.

— Parfois, ça n’est pas une question de force, tu sais.  Shawn avait de toute évidence besoin de parler, car il enchaîna et se confia lui aussi sur une perte certainement plus réelle que celle de Karl ; puisque jusqu’à preuve du contraire Lyanna était encore en vie. — Tu parles de ton familier ?  Il était à peu près sûr d’avancer sur un terrain miné, mais à quoi bon commencer une phrase si ce n’était pas pour la finir ? Évidemment, la perte d’un familier et celle de l’amour de toute une vie n’étaient point comparables, du moins pour Fitz qui malgré tout, voulait entendre ce que Shawn avait à dire sans jamais le juger. Il faut dire que l’animal n’était pas du genre à se confier facilement et qu’en réalité Karl ne connaissait pas tout de la vie de son équipier et ami. — Après si tu ne veux pas en parler, il n’y a pas de souci  ne put-il s’empêcher de faire entendre pour dissiper le moindre malentendu ou tension susceptible de mettre à mal l’échange.

Passé quelques échanges, Shawn tâcha de se faire à nouveau le porte-étendard de la raison en incitant Karl à rentrer maintenant. — Pourquoi, insistes-tu si tu sais que je n’ai pas envie de rentrer ? Shawn, je n’ai rien contre toi et franchement ça me touche que tu te sois bougé le cul jusqu’ici. Mais est-ce que tu peux au moins essayer de comprendre que j’ai besoin d’un peu de temps rien que pour moi ? Je pense aux autres depuis tellement longtemps, que je pense sans mal avoir le droit d’être un peu égoïste. Après, je n’ai jamais dit que je n’allais pas revenir hein, que les choses soient claires.  Conscient du ton peut-être un peu trop franc de son intervention, le sorcier reprit la bienveillance qui le caractérisait. — Je vais revenir Shawn, ok ? Et puis je suis un angelin, donc malgré mon seuil de tolérance élevé, je m’imagine mal finir mes jours au pays du froid et de la pluie comme tu le dis si bien. 

L’humour reprenait peu à peu ses droits, ainsi que cette propension à se chambrer l’un et l’autre. — Ma barbotte morte rien que ça ? Es-tu si peu ouvert d’esprit Draven ? Il n’y a pas que les tacos dans la vie, tu sais. Et puis regarde, on pourrait presque dire que c’est la version maritime du tacos. Bon, écoute je ne vais pas m’en foutre plein la panse en te regardant tirer la tronche. Regarde la carte à nouveau, je suis sûr qu’en cherchant bien tu trouveras ton bonheur. Ou l’on peut éventuellement trouver un resto mexicano. Je suis sûr qu’en cherchant bien, on trouve. Et puis ce n’est pas comme si l’Irlande était un petit pays. 

Lorsque l'on perd son familier. Une partie notre âme meurt avec ce dernier. Ce n'était pas pour rien que j'étais comme j'étais au final. J'étais un être qui avait perdu toute notion de positivité dans un certain sens. Les émotions positives étaient tellement loin derrière moi. J'avais peine à les ressentir pleinement. J'étais capable d'aimer et de m'attacher, mais quelque chose de plus profond bloquait le reste. Les émotions négatives étant ce qui prenait toujours le dessus. J'étais aigri, fatigué et combatif. Je me battais chaque jour contre mes propres démons noirs tout en combattant ceux qui étaient tangibles. J'aurais pu tomber comme mes parents, mais je m'accrochais à la magie de sang comme si ma vie en dépendait. C'était le cas dans un certain sens. Je fixais mon café au whisky en fronçant les sourcils. Le seul qui avait «vu» était mon frère.

- J'ai perdu une partie de mon âme cette nuit-là. Il a sacrifié sa vie pour sauver la mienne. Est-ce qu'il l'a réellement sauvé en fait ? Je me pose la question tous les jours.

Mon loup qui était toute ma vie. J'avais concentré ensuite mes pouvoirs d'une autre façon. Je prenais une gorgée de mon café avait mon esprit un peu ailleurs. Je tentais de me concentrer sur la tâche que Lyanna m'avait demandée. Je devais ramener Karl à Los Angeles le plus rapidement possible. Je devais faire en sorte qu'il accepte sans vendre la mèche sur ce que j'avais découvert. Sa copine enceinte. Ce n'était pas à moi de lui dire.

- Je suis sans doute foutrement le mieux placer pour savoir que tu as besoin de temps et d'isolement. Je me suis isolé pendant dix-neuf au Mexique et j'y retournerais demain matin pour reprendre ma vie sur le pilote automatique comme avant, mais je ne le fais pas. Je ne le fais pas, car j'ai mon frère, ton père et toi dans ma vie et que vous comptez. Il faut que tu rentres, car on a besoin de toi. C'est tout.

Je grognais un peu avec un sourire en coin alors que je parlais de sa barbotte morte qui sentait foutrement dégueulasse. Je prenais le menu en carton et je regardais. C'était quoi ce bordel gastronomique. Je prenais mes lunettes dans mon cuir. Oui, je portais des lunettes à la grande surprise générale. Je les mettais sur le bout de mon nez avant de regarder le menu.

- C'est juste pour lire... Si tu racontes ça à quelqu'un, je te jure que je te transforme en burritos et hors de question de chercher un restaurant mexicain. Ils vont me sortir un truc qu'ils pensent mexicain et qui ne l'est pas du tout. Mes ancêtres vont se retourner dans leur tombe et hors de question.

Je lui piquais une frite au passage avant de faire signe à la serveuse. Un steak et des frites avec sauce aux poivres. La simplicité à l'état pure. Je le regardais dans les yeux avant de ranger mes lunettes dans l'intérieur de mon cuir.

- Tu vois en plus de ne pas savoir lire, je suis complètement aveugle. Encore heureux que je sache conduire.

Je terminais mon café infect en faisant la grimace. Je lui piquais une autre frite au passage autant ne profiter pour l'agacer.

- Où est Maze ?  

Il avait beau être son équipier et ce qui se rapprochait le plus d’un ami, Karl ne savait que bien peu de choses sur Shawn. Il pouvait toutefois se targuer de discerner une certaine détresse émaner de la forte tête. Lui-même avait revêtu ces sombres atours par le passé, il était donc aisé pour Karl de percevoir les stigmates de la souffrance. Cependant et malgré la curiosité qui le taraudait, le sorcier ne s’était jamais risqué à poser de trop de question ; du moins jusqu’à aujourd’hui. De prime abord, le frère d’Ezéchiel resta silencieux, comme s’il cherchait ses mots. Karl serra la mâchoire, il se sentait coupable d’avoir peut-être été trop intrusif dans son questionnement. Mais il ne laissa rien paraître, conscient que le simple fait de vider son sac pourrait apporter beaucoup à la forte tête, qui enfin reprit la parole ; des dires que Fitz était prêt à recevoir.

« — Je pourrais te sortir une phrase bateau du style “je comprends ce que tu ressens”, mais cela serait te faire offense. Je n’ose imaginer ce que cela fait de perdre son familier. » Il voyait bien dans son regard que cette blessure était encore à vif et que sans doute jamais elle ne se refermerait. « — Si vraiment il a sacrifié sa vie pour la tienne, tu devrais essayé d’aller de l’avant. On voit bien que tu souffres encore et que ce n’est pas juste pour faire trembler d’émoi les midinettes en chaleur. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire, mais je pense que tu devrais essayer de t’ouvrir, de vivre tout simplement, que ce sacrifice ne soit pas vint. Tu vois ce que je veux dire ? » Mais de toute évidence, Shawn n’en avait pas fini avec Karl et semblait avoir compris ce que le sorcier essayait de faire ; à savoir détourner l’attention pour ne pas devoir parler de lui.

« — Ah ça oui, j’ai bien compris que de tous tu étais probablement le plus apte à la compréhension. Ne t’en fais pas, je n’avais pas l’intention de rester ici dix-neuf ans. » Mais il devait bien reconnaître que malgré sa mauvaise humeur quotidienne, son attitude de rustre et son langage fleuri, Shawn savait (parfois) visé juste. Le simple fait de l’entendre dire que Karl faisait partie de sa vie ne laissa point l’intéressé de marbre. Car il le savait, ce n’était pas rien pour ce casse pied invétéré que de faire entendre de telles choses.

Dehors la pluie continuait de tomber, sur les vitres, les gouttes venaient s’amasser en nombre avant de couler le long de la paroi froide. Draven venait de sortir ses lunettes de vue de son petit étui tandis que Karl se laissait aller à contempler l’averse avant de reporter son attention sur son ami qui portait désormais sur le bout du nez, des lunettes de vue.

« — Ah mais je ne juge pas, je serais mal placé pour le faire. Alors amigo, dis-moi ce qui pourrait éventuellement éviter à tes ancêtres de sortir d’un sommeil paisible ? » Il fallait bien reconnaître qu’en termes d’exotisme, le menu avait quelques efforts à faire, cependant Shawn sembla trouver « son bonheur » du moins en apparence, mais au moins ça l’exempterait de trop piocher dans l’assiette de frites de son compère. « — Mais non tu n’es pas aveugle. Ça te donne de l’assure, assez pour qu’on te crois intelligent. Donc n’aie pas honte de les porter, au contraire. » Et voilà qu’il recommençait à piquer dans l’assiette, ce qui agaçait passablement le fils d’Arthur, qui préféra ne rien dire pour cette fois.

« — Je ne serais pas capable de te dire où il se trouve avec exactitude, mais il n’est pas loin. » Maze aimait se terrer dans l’ombre, une façon pour lui de demeurer invisible aux yeux des mortels et de surprendre un potentiel ennemi. « — C’est une habitude qu’il a depuis notre première rencontre. Tu te souviens de ta première rencontre avec ton familier ? Tu n’es pas obligé de me répondre si ça te fait trop mal. »

Je ne parlais jamais de mon passé et de mes blessures. Pour moi, c’était de retourner le couteau dans la plaie et je me disais que rien, ni personne, ne pourrait jamais effacer ce qui s'était produit en fait. Karl était bien plus posé que moi sur plusieurs aspects et c’était sans doute une des raisons qui faisait que nous avions cette unité au travail. Cette raison, également, qui faisait en sorte que c’était moi qui était présent en ce moment en Irlande oubliant complètement la température dégueulasse. Je finissais par ressortir mes clopes en l’écoutant et je poussais un soupir.

- Je vois ce que tu veux dire Karl. Je n’ai jamais réellement parler de toutes ces histoires. Ez en connaît quelques unes, mais sans plus … Je ne veux pas devenir le gros lourd qui déballe ses sentiments et tu es bien content que je le fasse en ce moment car ça nous éloigne de ta personne espèce de fourbe.

Je rigolais en fumant. Je le taquinais encore. Mon coéquipier et l’un des seuls à avoir pleinement ma confiance. Je n’aurais aucune hésitation à remettre ma vie entre les mains de Karl. C’était avec les lunettes sur le bout du nez à tenter de lire le fichu menu avec des lettres en patte de mouche que Karl continuait dans les taquineries. Je me mettais à rire de bon coeur avant de ranger mes lunettes.

- Un steak et frites sauce aux poivres. Tu me piqueras des frites si tu veux. Je suis intelligent à ma façon, je suis beaucoup plus intellectuel que les gens pourraient le penser. C’est simplement que je décide de ne pas le montrer.

Vu mon niveau de magie de sang, il était clair que j’avais passé de nombreuses heures à lire des bouquins et à expérimenter en ce sens d’ailleurs. Dans une autre vie, j’aurais sans doute été excessivement doué pour partager mon savoir, mais j’avais choisi d’être un agent du FCS et maintenant de la BACS. Je regardais la pluie à mon tour alors que Karl me demandait si je me souvenais de ma première rencontre avec Franky. J’avais un très léger sourire en coin.

- Oh que si, je m’en souviens parfaitement. Ce petit loup qui était apparu et qui était venu directement se coucher en boule sur mes jambes après de longues heures d’attente. Il m’avait dit que je pourrais toujours tout lui dire. C’était la première fois, depuis longtemps, que je ne me sentais pas seul. Ez avait sa vie … On nous avait séparé à la mort de nos parents et j’avais fini par me dire que la solitude était une chose normale. Franky me prouvait le contraire tous les jours.

Ma bouffe arrivait enfin. Amen ! Je faisais un signe de tête à la serveuse avant d’éteindre ma clope dans le cendrier avant de commencer à bouffer. Je pense également, que c'était la première fois que nous avions une réelle conversation sur plusieurs points profondément privé. Le seul qui avait ce genre de privilège étant mon frère normalement. C'était peu dire la confiance que j'avais envers Karl et dans quelle mesure je l'estimais.

- Et toi ? C’était comment quand tu as rencontré Maze ?

Malgré les circonstances, Fitz se sentait chanceux de partager un moment avec son équipier. Et même s’il se refusait à le faire entendre, il était content que ce dernier ait accepté de trainer sa vieille carcasse jusqu’en Irlande. Bien sûr, Karl n’était pas naïf et savait pertinemment que sa présence était aussi le fait d’une demande ; celle de Lyanna. Mais le sorcier préférait s’accommoder d’une autre vérité et tant pis si pour se faire il devait occulter la régente de White Chapel. Pour dire vrai, il ne voulait pas y penser et privilégiait de passer du temps avec son équipier hors des sphères du travail et du tumulte angelin. Et puis il fallait bien reconnaître qu’il était ô combien divertissant de voir Shawn interagir avec ce milieu hostile à bien des égards pour un type habitué à des températures d’ordinaire si clémentes.

Mais la distraction n’en était plus une et pour cause ; le frère d’Ezéchiel était enclin à se dévoiler davantage. Peut-être essayait-il de mettre Karl un peu plus à l’aise pour qu’il consente à vider son sac. À n’en pas douter, cela lui ferait beaucoup de bien. Mais pour l’heure il préférait tendre l’oreille et écouter avant que la pudeur et la fierté ne remettent le grincheux sur la bonne voie au grand dam de Karl qui se languissait presque d’en apprendre plus sur le Draven. « — Tu sais il n’y a rien de mal à déballer ses sentiments de temps en temps. C’est nécessaire, un peu comme si tu purgeais le radiateur. » Il l’observa allumer sa cigarette et tirer sur le mégot pour faire danser la fumée autour de lui. « — Donne-moi en une ! » lança-t-il presque nonchalamment, lui qui d’ordinaire ne fumait jamais. Il attendit quelques secondes que le motard s’exécute et lui tente la cigarette et de quoi l’embraser puis à son tour et avec moins de pratique que son comparse, il tira maladroitement sur la clope ; se rappelant après coup que fumer n’était pas à la portée de tout le monde.

« — Tu marques un point », commença-t-il en toussotant. « — C’est vrai que ça me permet aussi d’éloigner ma petite personne de notre conversation. »

Ils riaient de bon cœur tout en se titillant gentiment. Karl malgré la maladresse tira à nouveau sur sa clope et se laissa bercer par l’instant ; voilà des jours qu’il broyait du noir et pour la première fois, il se laissait aller à plus de flexibilité, d’ouverture même sans même le regretter. Force est de constater, une fois encore, que la présence de Shawn en plus d’être appréciable, était une bénédiction. Mais ça, jamais il ne le laissera entendre.

« — Bien sûr que je te piquerais des frites, sans sauce de préférence. Je déteste le poivre depuis que je suis gosse. » Mais il fallait bien admettre, passé le foutage de gueule de rigueur, que l’ami Draven portait bien les lunettes, assez pour paraître brillant. « — Tu sais, il faut être sacrément intelligent pour faire croire qu’on ne l’est pas. » À nouveau, l’ancien régent se jouait de son équipier, avec bienveillance malgré tout. Et puis, monsieur était mal placé pour se moquer, car lui aussi appartenait au club des porteurs de lunettes depuis peu. Malgré les efforts de chacun pour détendre l’atmosphère, les sujets moins légers firent à nouveau leur apparition et il était difficile à présent de faire une pirouette pour les contourner. Peut-être était-ce mieux ainsi finalement. Karl se risqua donc à parler d’un sujet délicat pour Shawn, à savoir son familier et leur première rencontre.

Fitz écoutait religieusement son ami et pour cause, jamais encore il ne s’était autant livré sur son passé ; il en était presque touchant. Mais Karl comprenait à présent pourquoi il était désormais si difficile pour Shawn de s’attacher à quelqu’un depuis la disparition de Franky. Le sourire qui paraissait sur le visage fatigué du sorcier s’éclipsa peu à peu, comme si tout n’était voué qu’à être éphémère, même la nostalgie d’une rencontre. Par chance, la commande arriva presque aussitôt obligeant les deux agents de terrain, à écraser leurs mégots dans le cendrier prévu à cet effet. Karl posa un furtif regard sur Shawn avant de reporter toute son attention sur la serveuse et de la remercier. Il attendit ensuite son départ pour reprendre la conversation là où ils l’avaient laissé.

« — Notre rencontre fut mouvementée pour ne rien te cacher. J’étais impatient et puis à cette époque, je vivais très mal ma scolarité à l’académie. J’étais en première année, seul, pas d’amis. Pire, j’étais le souffre-douleur d’élèves plus âgés. C’était dur, trop pour ne rien te cacher. J’ai appelé mon familier un nombre de fois incalculable, mais rien. Puis un soir, je me suis retrouvé embarqué hors de l’académie par ceux qui me harcelaient. Ils m’ont littéralement passé à tabac et c’est là que Maze est apparu. Ce n’était pas un louveteau, non il avait sa forme adulte. Il s’est jeté sur mes agresseurs. Il a failli les mettre en pièces ; j’ai même hésité l’espace d’un instant à lui intimer l’ordre d’arrêter. Mais il l’a fait. J’ai été exclu quelques jours. Officieusement pour me reposer. Mes harceleurs ne m’ont jamais plus approché après ça. Depuis, Maze reste dans l’ombre et c’est ainsi qu’il veille sur moi. » Il s’autorisa ensuite à piquer quelques frites tout en buvant un peu de bière. Dehors, mère nature continuait quant à elle à faire entendre sa colère en déchainant les éléments contre quiconque oserait les braver.

« — Je crois que nous ne sommes pas près de partir ! » ironisait Karl. « — Je peux te poser une question qui à coup sûr va nous faire changer de sujet et risque de provoquer un léger malaise ? » Il attendit une première réaction de Shawn, avant d’enfin se lancer non sans appréhension. « — Je sais que tu es là parce que tu tiens à moi, mais est-ce qu’elle t’a incité à venir ? » Pour l’instant, il demeurait incapable de faire entendre ce prénom qui lui causait bien des tourments.

La confiance que j’accordais aux gens se mesurait à ce que je leur dévoilait. Karl prendrait sans doute conscience que j’étais confiant envers lui. Je n’avais pas peur et aucune suspicion de ma part pour quoi que ce soit. Il était mon ami … Mon meilleur ami bien qu’il ne se n’était peut-être pas réciproque à ce point. Je ne voulais pas le forcer à se livrer. Je savais simplement que j’étais son partenaire de boulot et avant ça, je n’avais jamais réellement travaillé en équipe. Je trouvais que c’était un fardeau et que les gens ne me comprenaient pas. Karl était allé dans mon sens, il était un sorcier de sang comme moi et il savait quand me ramener à l’ordre autant que moi de le pousser à sortir de ses procédures. J’avais un air différent du sien et nous faisions une équipe d’enfer. Je ne voulais pas que les choses changent. J’étais heureux ainsi … Heureux … Ah bordel, je me mettais à penser comme une vieille qui va à l’église. Je lui donnais mes clopes sans le moindre souci. Je ne le voyais pas fumer, mais s’il en avait envie. Il avait même mon briquet à disposition. Je rigolais un peu alors qu’il me disait que j’avais raison.

- Je ne t’en veux pas. Je suis le pire psychanalyste de la planète.

Je lui faisais une moue à la mention de son aversion pour le poivre. Qui n’aimait pas le poivre ? J’allais devoir lui faire mes célèbres tortillas à la mexicaine. Il avait carrément mourir avec la bouche et des fesses. Je rigolais ensuite à sa mention sur mon intelligence.

- Ça a son côté pratique. Les gens oublient que je suis très haut niveau dans la magie du sang et que je passe souvent mes soirées de libre avec le nez dans un bouquin pour en apprendre davantage. J’ai emprunté un ouvrage à Red House dernièrement c’est plutôt intéressant. Je ramènerai le livre à ton père quand j’aurai terminé.

Penelope et Arthur. Je les appréciais grandement. Un immense respect pour le régent du Coven d’ailleurs dont je faisais partie à nouveau. Une sorte de père spirituel en qui j’avais confiance. Moi, qui n’avait jamais eu réellement de figure à ce niveau en dehors des traumatismes de la magie noire de ma famille. Je crois que c’était le pire en fait. Je livrais ma rencontre calme et paisible avec mon familier. C’était une autre époque, un autre temps et une attitude différente. Franky savait ce dont j’avais besoin à ce moment. J’écoutais le récit de Karl attentivement en mangeant. J’avais un léger sourire en coin. Maze avait fait comme Franky dans un sens, il avait su ce dont Karl avait besoin. Je grimaçais à ce qu’il disait ensuite en lui faisant signe de se jeter à l’eau. Je prenais une profonde inspiration en levant les yeux au ciel. Évidemment que ça allait arriver sur le tapis cette histoire.

- Disons qu’elle a débarqué alors que je faisais des recherches et j’ai su où tu étais à ce moment-là. Je ne porte pas cette femme dans mon coeur. Nous nous entendons comme chien et chat, mais nous avons un lien commun important dans nos vies et c’est toi. Je n’ai pas voulu savoir ce qui s’était passé entre vous … Ça ne me regarde pas. Mais je compte bien te ramener et le plus tôt sera le mieux… Disons qu'elle a utilisé la dernière ressource qu'elle avait à sa disposition en venant me voir... Bouffe mes frites avant que je mette la sauce dessus.

Je poussais mon assiette vers lui dans un grand calme. Pas de haussement de ton ou quoi que se soit. Je n'avais pas à lui dire que je savais pour le bébé. Je l'avais deviné à cause du flux sanguin de Lyanna. J'y étais sensible. Ce genre de chose, ça ne s'expliquait pas en fait.

Karl n’était pas un solitaire, régent il octroyait un temps certain à quiconque le lui demandait et adolescent, il n’était pas le dernier à s’amuser avec ses camarades. Cependant, ces derniers temps, il est vrai qu’il s’était un peu plus renfermé sur lui-même. Il ne voulait rien imposer à ses parents, qui venaient de se retrouver et méritaient d’être préservés. Lyanna ? N’en parlons pas, avec ce qu’elle venait de faire, et puisque c’était encore trop frais dans la tête de son compagnon, il préférait se tournait vers Shawn. Si ce dernier avait bon nombre de défauts, Karl devait bien reconnaître qu’en sa présence il se sentait mieux. Leur amitié était récente, cependant le fils d’Arthur savait qu’il pouvait compter sur le motard et tout lui dire sans que ce dernier se sente obliger de le juger. Et en retour, le cadet des Draven, bien que peu loquace, savait qu’il pouvait tout dire à son équipier. Leur relation de confiance faisait plaisir à voir, autant que l’attitude qu’ils arboraient l’un envers l’autre.

Fitz se saisit donc du paquet de cigarettes mis à disposition et sans attendre, il s’alluma une clope. La première bouffée lui rappela à quel point il n’était pas habitué à cette pratique ; et pour cause, il se mit à tousser presque instantanément, se reprenant tant bien que mal pour ne pas passer pour un abruti. « — Elle est forte », tenta-t-il pour justifier sa légère quinte de toux. Mais il savait son équipier assez malin pour ne pas tomber si facilement dans le panneau. Puis il tenta à nouveau l’expérience, avec un peu plus d’assurance cette fois.

« — Si tu faisais payer tes consultations, là je pourrais de faire entendre à quel point tu es à chier comme thérapeute. » Il commençait à le connaître, assez pour se permettre de le charrier de la sorte. Et rien que ça suffisait à amoindrir les tourments de ce cher Karl qui se riait de son équipier autant qu’il appréciait sa compagnie malgré le fait qu’il eût été missionné par Lyanna en personne. Mais en attendant, il préférait faire abstraction de cela, tout comme il préférait ignorer (pour l’instant) tout ce qui touchait de près ou de loin à la suicidaire sorcière blanche.

« — Il ne faut jamais juger un livre à sa couverture. Toutefois, je ne me permettrais pas de juger ton intelligence ou ta non-intelligence. Cependant, pour ce qui est de l’emprunt du livre, là-dessus je t’encourage vivement à ne pas trainer pour le rendre. Mon père est assez pointilleux pour tout ce qui a trait aux livres. » Mais à nouveau, l’espace d’un instant, aussi infime soit-il, il se laissa rattraper et par ses tourments et par le remords. « — Tu lui as parlé récemment ? Tu crois qu’il m’en veut de mettre fait la malle ? » Karl se souciait de ce que pensait son père et ne voulait pas le décevoir ni mettre en péril la stabilité de leur relation.

Un sujet en entrainant un autre, les deux sorciers épris de nostalgie, évoquèrent l’une des rencontres décisives de leur existence, l’apparition de leur familier. Si pour Karl, ce passage de son existence n’était empreint d’aucune douleur, pour son équipier c’était une tout autre histoire. Et sans surprise, il s’en voulait d’avoir amené la conversation vers cet impossible deuil, autant qu’il s’en voulait à présent d’user d’un peu trop de franchise en demandant à Draven si sa présence en terres irlandaises était une initiative personnelle ou le fruit d’une demande.

« — Elle fait ça souvent ; débarquer sans crier gare ; c’est presque devenu une spécialité à la longue, autant que… que de s’imaginer qu’elle est la seule à souffrir. » Il se saisit alors de plusieurs frites avant de les voir affubler d’un surplus de sauce au poivre. « — Ce qui s’est passé c’est qu’elle a tout bonnement voulu mettre fin à son existence. Elle… » Il marqua un silence, serra la mâchoire et ferma les yeux avant de se reprendre. « — Elle a décrété qu’elle était incapable de gérer tout ça. Je la savais égoïste, mais certainement pas à ce point. Donc oui, je suis en colère, tellement ; et j’avoue que l’espace d’un instant, un putain d’infime instant, je l’ai hais tellement fort que ça m’a fait flippé ; j’ai cru que ma tête allait exploser. Alors, je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de prendre mes clics et mes claques pour me terrer dans un trou paumé en Irlande. Et me voilà désormais avec toi, à bouffer des frites tièdes. Elle n’est pas belle la vie ? »